Créer, c’est naviguer entre deux extrêmes

Il y a les fulgurances.
Ces visions qui surgissent sans prévenir, claires, vibrantes, presque évidentes. Et puis il y a le reste…

Le temps long de l’atelier. La matière qui résiste. Les gestes qui tâtonnent. Les essais avortés, les impasses silencieuses.
Créer, c’est marcher sur une ligne de crête entre ces deux mondes : celui de l’intuition initiale, presque sacrée, et celui de la confrontation avec le réel, rugueux, incertain, imprévisible.

Ce va-et-vient entre élan créateur et doute constitue peut-être le véritable lieu de la création. Un espace mouvant, fertile, où l’artiste accepte de se perdre pour mieux retrouver le fil. Dans cette zone d’ombre, rien ne se donne immédiatement, et c’est précisément ce qui en fait la richesse.

L’illusion d’une évidence

Lorsque l’on regarde une œuvre aboutie, on pourrait croire qu’elle est née d’un seul jet. Comme si elle avait surgi d’un seul souffle. Pourtant, derrière cette apparente évidence se cache souvent un long processus d’exploration, de tâtonnement, parfois même de découragement.

Je me souviens très bien du moment où l’intuition de Jardin des merveilles m’est apparue.
Elle était là, presque complète, dans son ambiance, sa vibration, son langage secret.
Une vision souterraine, subtilement formulée.
Mais cette vision ne disait rien encore de ce que je devais faire concrètement. Elle était un appel, pas une feuille de route.

Il m’a fallu m’enfoncer dans le temps de l’atelier, là où les idées ne suffisent plus et où seule la confrontation avec la matière permet d’avancer. C’est un territoire rude, souvent frustrant. On y erre plus qu’on ne trace. On espère, on recommence, on doute.

Jardin des merveilles II, collection privée

Le doute comme matière première

On parle souvent du doute comme d’un ennemi, un frein à la créativité.
Mais pour moi, il est plutôt un révélateur.
Il signale les points de tension, les zones non résolues, les intuitions incomplètes.
Il oblige à ralentir, à réécouter, à ajuster.

Dans les premières expérimentations de la série, rien ne tenait encore.
La superposition des couches était bancale, le végétal paraissait plaqué, la lumière manquait d’âme.
Je voyais ce que je voulais atteindre, mais je n’y accédais pas.
Et dans cet écart entre ce que j’imaginais et ce que j’obtenais, j’ai appris à rester mais sans forcer.
À laisser l’image naître à son rythme.

Le doute devient alors un espace d’écoute. Il invite à déposer les certitudes, à cesser de vouloir maîtriser chaque étape. Dans ce lâcher-prise, quelque chose de plus juste peut émerger : une trace, un détail, un dialogue inattendu entre la matière et le geste.

Ce qui se dégage, lentement

Un jour, sans crier gare, une pièce vous regarde autrement.
Elle ne crie pas sa réussite.
Elle chuchote simplement : "Je suis juste."
En anglais se serait certainement un “This is it” dont on ne trouve pas vraiment de traduction en français.

L’image qui respire enfin. Elle existe par elle-même.
Une composition qui, tout à coup, contient ce que les autres cherchaient.
Elle devient repère, non pas comme une fin, mais comme une orientation.
À partir de là, la série commence à se déployer. Non plus comme une suite de tentatives, mais comme un espace où quelque chose s’installe.

C’est ce moment précis que je cherche à décrire : cette bascule fragile où l’œuvre cesse d’être un projet pour devenir une entité vivante.
Ce n’est jamais spectaculaire. C’est souvent presque imperceptible. Mais quand cela se produit, on le sent dans le corps.

La lenteur comme condition d’émergence

Dans notre époque pressée, où tout doit être efficace, visible, partageable, il y a une forme de résistance douce à s’autoriser le temps.
Le temps long.
Celui des gestes qui n’aboutissent pas.
Celui des images avortées.
Celui des jours où l’on ne fait que regarder, ou douter, ou attendre.

Mais c’est précisément dans cette lenteur que l’œuvre peut se charger d’une densité particulière.
Et ce n’est pas de la perte de temps. Non, c’est un temps de gestation car l’intuition première a besoin de traverser ces couches pour devenir langage, pour s’incarner sans trahir sa source.

L’atelier, dans ce sens, devient un laboratoire d’alchimie lente et silencieuse. On y fabrique moins des objets que des résonances. Et ces résonances prennent forme, parfois.

Tenir l’espace de l’entre-deux

Créer, c’est accepter de tenir cet espace d’entre-deux :
— entre ce que l’on perçoit et ce que l’on peut exprimer ;
— entre ce que l’on projette et ce que l’on découvre ;
— entre le sens et la forme.

Cet entre-deux n’est ni un lieu de faiblesse, ni un défaut de maîtrise.
C’est une zone d’intelligence subtile, où les forces contraires s’ajustent pour faire émerger quelque chose d’imprévu.
Et ce quelque chose, souvent, nous dépasse.

Il ne s’agit donc pas de "réussir une série" mais de la laisser advenir, en gardant la tension vivante entre ce que l’on veut dire et ce que l’on ne sait pas encore formuler. Laisser les images nous apprendre ce qu’elles ont à nous dire.

Jardin des merveilles I, 2025. Pelliculage de Poalroid et aquarelle sur papier aquarelle. 31 x 16 cm.

Le seuil, enfin

Aujourd’hui, je sens que la série Jardin des merveilles a franchi un seuil.
Elle tient debout. Elle respire.
Elle commence à se parler à elle-même, à appeler d’autres formes, d’autres déclinaisons.

Mais ce n’est pas une fin, au contraire même, c’est le début d’un nouveau cycle créatif.
Un cycle né d’un long silence fécond, peuplé de doutes, de tâtonnements, de recommencements.

Et c’est peut-être cela, le véritable cœur du processus de création :
Non pas l’image finale, mais le chemin qu’il a fallu traverser pour qu’elle puisse naître.
Un chemin de désorientation, de patience, de foi tranquille dans le fait que quelque chose finira par se poser
.Créer, au fond, c’est se tenir là :
À l’endroit exact où les visions claires rencontrent la matière incertaine.

Et continuer.
Malgré tout.
Avec tout ce qui advient sur le chemin.

La série Jardin des merveilles est en cours et les premières pièces seront bientôt disponibles dans ma boutique en ligne.


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